La chasse a une odeur
Après la lecture de cet article, je vous conseille de lire "Amour océanique" que j'ai eu beaucoup de plaisir à écrire.(Cliquez sur "Beautés océanes")
La chasse a une odeur
Le retour de la chasse, c'est l'odeur de chien mouillé renforcée par le tremble, le buis, les effluves balsamiques du sapin. C'est comme cela sauf quand le chasseur ôte ses bottes qui embaument le garage tout entier. C'est terreux, c'est le pantalon boueux. Quand tu entres c'est comme si tous les secrets capiteux de la terre envahissaient la maisonnée. Deux jours pour sécher toute la panoplie et ça repartira. Tout s'agrémente dans la famille par la sempiternelle question « Personne n'a téléphoné pour le chien ? » Comme pour que ça continue, il en manque un à l'appel.
Le retour du repas de chasse est plus compliqué. Comme tu as pris ta douche avant d'y aller tu te crois tranquille. Sauf que la cabane de chasse est petite, environ 26 m2 au total et nous étions 26.
Il est alors très tard, alors tu es discret, mais tu as pris un peu de vaisselle à faire et bien tu la fais. Ensuite, tu n'as pas vraiment sommeil, tu vas faire un tour sur le forum de la FACCC. Et puis tu y vas.
Tu te glisses dans le lit, sans empiéter sur l'autre côté qui est habité. L'Autre Côté te dit : « Qu'est ce que vous pouvez bien faire jusqu'à des heures pareilles ?
Tu réponds ce que tu peux, et tu juges que l'accueil est correct. Alors tu tends la jambe, ou la main�
« Vous n'avez pas top bu ?
- Oh non, pas plus que d'habitude. »
C'est toujours très gentil alors tu te loves ( pas le verbe aimer, le verbe cuillère). Vous savez deux petites cuillères mises l'une dans l'autre. (Même dans le lave-vaisselle elles se mettent comme ça, si bien qu'une face reste complètement sale et la face sale c'est toi.)
« Oh mais tu sens une drôle d'odeur ! » dit tendrement l'Autre Côté.
C'est la face sale de la petite cuillère qui dégage le fumet subtil de la terrine de bécasse, les exhalaisons du civet de sanglier, et même le rôti aux vapeurs puissantes et riches. En plus il y a le vin, alors lui il est tenace, il n'est même pas loin, à croire qu'il t'a dégouliné sur le menton ! Mais l'odeur qui remporte le prix c'est la fragance de la mirabelle de Daniel. André est célèbre aussi avec son bocal de raisins de corinthe frottés il a montré où, et ses figues à l'eau de vie.
Tu n'oses plus bouger de peur qu'une nouvelle odeur s'éparpille dans le lit et à ce moment, ta tête te tourne un peu, ton ventre se tortille. Alors tu tentes le changement de position dans ton lit et surtout sans fermer les yeux. Tu ne dois pas perdre l'équilibre. L'Autre Côté, lui, ne bouge pas. Là tu penses à la bécasse, celle qui a fait la senteur de la terrine, durant dix jours elle est restée pendue par les pattes avec quatre gouttes d'huile d'olive sur le croupion. C'est le dixième jour que la goutte bécassière est arrivée au bout du bec pour tacher le linge immaculé judicieusement posé en dessous. L'Autre Côté ne bouge toujours pas.
Et là, tu le sens, il approche , il est glissant, il arrive il est suintant peut-être. Il se montre, il mijote, tu le retiens, enfin tu crois le retenir, pourtant il s'échappera, c'est le pet : les émanations de la bécasse, la puissance du sanglier rôti, la richesse de la sauce du civet produite par la combinaison de l'ensemble des épices du placard à la Nannie. Et puis tu ne sais plus. Par expérience tu sais que le pet au retour du repas de chasse, quand il est bien mijoté, réveillerait un mort.
L'Autre Côté somnole et comme il veut se rendormir, il va bientôt se tourner pour trouver la meilleure position et quitter ta main ou ta jambe. Pendant ce temps le vent insidieux s'infiltre dans tous les plis des draps, dans tous les recoins du lit, il envahit, occupe le terrain mais reste enfermé, prisonnier, capturé par le coton drapier.
Les molécules odorantes s'épanchent, et émanent, collent aux peaux, aux choses, se concentrent, envahissent, bref pas un espace de l'espace confiné n'en est pas rempli. C'est l'occupation.
Toi tu ne bouges pas, tu les serres, il ne s'agit pas de tirer une deuxième bordée. Résistance. Inutile d'augmenter la ténacité et la puissance de la composition , la guerre déjà déclarée serait perdue d'avance. La situation est nauséabonde.
Alors l'Autre Côté, avec la grâce du dormeur délicat qui ne veut pas se décoiffer, lève le coude pour se maintenir en l'air et sans ravager le couvrant se tourne délicatement pour trouver la position de l'endormissement. L'appel d'air est bénéfique et repousse vers le fond la senteur. Mais quand le coude redescend, c'est comme si le lit se dégonflait. Les molécules odoriférantes s'échappent et coulent en flottant jusqu'à l'organe olfactif : le nez de l'Autre Côté.
L'Autre Côté qui ne connaît rien à ta science des odeurs, ne reconnaît pas les délices de tes mets capiteux, ni leur puissance, ni leur richesse. Il se secoue, se décoiffe cette fois, souffle, jusqu'à obtenir la fugacité, il peste et proteste encore. L'odeur de la chambre se mêle à tes molécules ravageuses jusqu'à les avaler, les dissoudre et les volatiliser. Le brouillard cotonneux du sommeil enveloppe enfin l'Autre Côté.
Toi tu es heureux, tu as mangé et bu ce qu'il y a de meilleur dans l'existence : le fruit de ta passion. La chasse. Tu marches encore un peu dans la nuit, tu fermes les yeux pour entrer dans le repos. Un grand oiseau� Tu dors. Bonne nuit !