La chasse des rats - nouveau
Les six rats de la pile de bois.
Le premier dimanche de chaque mois, c'est corvée. Non pas que l'on soit revenu au Moyen-âge, ni que le service militaire soit à nouveau en vigueur. Je vous confie que pour le service militaire, nous serions tous réformés. Il faut dire que passée la quarantaine, voire la cinquantaine, et même la soixantaine pour plusieurs d'entre nous, nous avons tous quelque chose qui foire. Heureusement, de corvée, elle n'a que le nom.
Il faudrait l'appeler rassemblement, car c'est dimanche et c'est réglé comme du papier à musique. A 8 heures un quart précises, alors que le village dort encore, le Land Rover de Didier, le Lada de l'ancien fonctionnaire de Police, le Bertone du Président, le Vitara de celui qui a toujours raison sans être poète, le Toyota de Daniel qui fait 30 km pour s'acquitter de sa corvée, le Land énorme de Christophe et bien d'autres encore, convergent, tous fumant gazoleux, vers la cabane de chasse. « Mais que font-ils encore ? » se demande le père Bonzo qui compte les véhicules depuis sa maison en surplomb.
Après le rituel amical des poignées de main, il est décidé de ranger le réduit contigu à notre maison de chasse, qui sert de remise à bois, de grenier à maïs pour l'agrainage des sangliers, d'entrepôt à matériel, et de salle de pesées pour nos gibiers. Le réduit comme je l'ai décrit, semble être un vaste hangar, il ne mesure pourtant que 3,50m sur 3m.
Et c'est là que l'histoire se joue. Le fourneau n° 2 est enlevé et déposé au dehors. Il est numéro 2 parce que c'est l'autre fourneau qui est n°1 qui est en fonction. Le n°2 attend que le n°1 éclate et ce sera peut-être au cours de l'hiver prochain… La bascule est éjectée au dehors. Les clôtures pour parquer les champs à protéger des sangliers indisciplinés, les pancartes pour signaler les battues, les 500 kilos de maïs passent à la porte.
Et c'est maintenant que l'histoire se joue. Les protagonistes font la chaîne pour virer les deux piles de bois hautes de 2m. La pile n°1 n'aurait pas eu le temps de brûler tant les « corvéistes » s'activent. La deuxième se prépare à subir le même sort, déjà sur un côté apparaît le sol rocheux sans fissure, sans faille aucune. Compacte. Pas un trou.
C'est alors que le premier rat tente une sortie. Les sorties ne sont pas au sol, elles sont en l'air, sur le haut du mur, par les trous ménagés de manière alternative par la tôle ondulée posée dessus. Il grimpe le long du mur vertical. Il a l'agilité du lézard, le gris de la poussière d'une terre brûlée, la queue fine et longue de la couleuvre, il impressionne tant et si bien que les ouvriers volontaires filent vers leur sortie, la porte qui devient de secours. On n'affronte pas le rat à mains nues, il a mauvaise réputation. Ces mouvements intempestifs, appuyés par les exclamations d'horreur impressionnent le rat qui se laisse retomber sur les bûches de bois restantes pour s'y cacher, on s'en doute au pied de la pile.
Le calme est revenu chez les déménageurs qui tiennent conférence. La solution du fusil et de sa grenaille de plomb est vite écartée parce trop dangereuse pour celui qui manipulerait le bois… et puis il y aurait les inévitables ricochets… Le rat est toujours là, vivant. La solution du poison n'est pas digne d'un chasseur. La tapette est efficace c'est sûr, mais il faut de la patience. Le rat a eu si peur qu'il n'est pas prêt de ressortir de sa cachette et le temps de l'apéro n'y suffirait pas. Le rat est toujours vivant et il faut en finir. Michel et Dominique, tout sourire, entrent alors dans le réduit, équipés, l'un de la balayette et l'autre de sa pelle. « On va vous montrer ! » Les outils sont courts et le choix est judicieux parce que des manches trop longs seraient difficiles à manipuler dans un espace si retreint.
Il faut en finir. De la main gauche Dom, agenouillé au pied du mur, tire les morceaux de bois un par un alors que de la main droite il tient la balayette prête à frapper. Michel est debout, à l'affût, la pelle prête à écraser le rat avant qu'il n'atteigne un trou sous la tôle ondulée. Il faut en finir. Dom enlève le bois, il reste une trentaine de morceaux.
Le rat est alors comme le lièvre qui ne veut pas partir. Il faut lui marcher dessus pour le faire gicler ou alors il faut après avoir bien regardé dans sa direction supposée faire deux pas décidés dans cette même direction. Les deux pas doivent montrer une grande détermination, le lièvre se croit vu et il part. Le troisième pas est remplacé par la montée du fusil à l'épaule. Quand je pratiquais cette méthode, il s'en suivant une roulé-boulé magistral. Pauvre bête ! On ne pratique plus ainsi parce que les lièvres sont devenus plus rares, on les ménage, et on préfère que le chien fasse son travail de chien courant.
Il faut en finir. Il reste une bonne dizaine de morceaux de bois. Le rat gicle, « pif » fait la balayette, dans le vide. « paf » fait la pelle qui tape à plat et que Michel laisse plaquée au mur. Le rat est dessous, mort. Comme il écarte la pelle, le rat pantelant s'écrase tout seul sur le bois, son empreinte rouge tache le mur. C'est un petit.
Le rat est comme le sanglier, il vit en groupe, en famille. Le petit est rarement seul. Dom tire la bonne bûche, les deux petits yeux noirs d'un gros rat gris le regardent. Le rat semble prêt à lui sauter à la figure. Dom le fixe droit dans les yeux et recule lentement son visage. C'est traîtreusement qu'il ajuste la balayette qui va s'abattre. Le rat bondit, la balayette aussi, leurs courses se croisent dans l'espace. Le rat est brisé en plein vol.
A ce point de l'histoire, le lecteur frileux pourra se dire que la cruauté est notre apanage. Non pas. Avec les rats, les humains ont toujours fait comme ils ont pu. Le poison, le piège, la noyade employés au fil des siècles n'ont pas réussi à l'exterminer. Il réapparaît et subsiste encore dans les recoins où il se nourrit de nos provisions, de nos immondices et de nos saloperies de toutes sortes. Quand le rat vit, il vit bien ; on ne peut pas en dire autant de l'homme. Quand le rat vit trop bien, c'est l'homme qui vit très mal.
Dans notre histoire, ce sont six rats que Dom et Michel ont tués. Sachez que les familles de rats prennent la précaution de s'éparpiller, ainsi une famille que l'on croit exterminée, affiche des survivants (dans notre cas, ils étaient donc à l'extérieur du cabanon) qui sauront procréer jusqu'à une nouvelle régulation, violente, et généralement dissimulée aux yeux des sensibleries humaines.